Extrait du livre : Ce que signifie “être staff dans une école Sudbury" Chapitre 6 : Apprendre, enseigner, et être un enseignantDaniel Greenberg [réimprimé de Worlds in Creation, Daniel Greenberg, Sudbury Valley School Press, 1994] Et après tout, n’est-ce pas là le but de la vie, la capacité de se retourner et d’aller regarder dans la tête des autres gens, et dire : “oh, c’est donc comme ça que tu vois les choses ? Eh bien maintenant il faut que je m’en souvienne” Ray Bradbury, Le Vin de l’Été Une grande part des difficultés auxquelles fait face le monde de l’éducation aujourd’hui provient de l’incapacité des gens à distinguer correctement les concepts très complexes et bien distincts que sont apprendre, enseigner, et être un enseignant. Je vais tenter dans cet essai de décrire les principales caractéristiques de chacun de ces trois concepts, et de souligner certaines de leurs implications pour notre système éducatif. Apprendre est probablement le mieux compris des trois. Il s’agit d’une action qu’entreprend une personne pour son propre compte. Elle est initiée et réalisée par la personne, par tous les moyens dont elle dispose. C’est une activité qui utilise une large gamme de mécanismes dont dispose naturellement l’organisme : tous les sens, tout le système squeletto-musculaire, toute la capacité de traitement d’information du cerveau. Elle prend en compte le feedback pour s’affiner à chaque étape. Une fois lancée dans un parcours d’apprentissage précis, une personne le poursuit jusqu’à une résolution satisfaisante de façon extraordinairement persévérante, et revient souvent à ce même parcours à maintes reprises au fil des années. L’apprentissage est constant et infini pour tous les êtres vivants, qui a lieu la journée ainsi que pendant le sommeil. Il est crucial de comprendre que tout le monde apprend tout le temps, quelle que soit la situation. On ne rencontre jamais le problème de “motiver les gens à apprendre”, ou “d'intéresser les gens à l’apprentissage”. La raison pour laquelle nous entendons de telles expressions, particulièrement dans le monde de l’éducation, est qu’il y a des gens en position de pouvoir qui veulent forcer d’autres gens - des enfants, en général - à apprendre des paquets d’information précis qu’ils ont décidé de rendre obligatoires pour tous. Il est particulièrement ironique d’entendre “intéresser les enfants à l’apprentissage”, à la lumière du fait que les enfants sont plus frénétiques que quiconque à l’idée de s’engager dans des processus d’apprentissage, se poussant à l’épuisement jour après jour, car ils savent qu’ils ont une énorme quantité de travail pour se construire des modèles fonctionnels de la réalité qui leur permettront d’être des adultes indépendants. En effet, apprendre n’est ni plus ni moins qu’un nom que l’on attache au processus primaire de survie que chaque personne traverse afin d’interagir efficacement avec l’environnement. C’est l’un des appareils clés donnés par la nature à chaque organisme. C’est le nom générique donné à l’ensemble des interactions qui ont lieu, émanant de l’individu, entre l’individu et le monde qui l’entoure. Sans lui, personne ne pourrait tirer profit de son environnement, ni l’influencer. Avec lui, chaque personne peut former ses propres modèles du réel, sa propre vision du monde, à partir de laquelle il peut prétendre “comprendre” le monde. Toute personne doit avoir un tel modèle fonctionnel de la réalité de tous les jours afin d’opérer. Le modèle de chaque personne est unique, et le sera toujours. La vision du monde d’une personne n’est ni plus ni moins que son fantasme privé de la réalité. Le processus d’apprentissage comprend également - cela fait partie de la compréhension de comment interagir avec son environnement - les efforts que chaque personne fournit inlassablement pour trouver des moyens de communiquer avec les autres. C’est une entreprise monumentale, car la communication ne peut avoir lieu que si les parties communicantes ont des visions du monde ayant suffisamment en commun pour se comprendre de manière significative. Ainsi, chacun de nous dépense une part importante de son énergie à se faire une idée des modèles du réel des autres. Le désir des professionnels de l’éducation de forcer les enfants - qui sont occupés à apprendre des choses qui leur sont propres - à s’impliquer dans des apprentissages qu’ils n’ont pas eux-mêmes choisis est la source de tous les problèmes auxquels font face les écoles aujourd’hui, des dépenses excessives aux mauvais résultats aux examens. Historiquement, il a également conduit à la création d’un groupe de personnes appelées “professeurs”, qui s’adonnent à une activité appelée “enseigner”. C’est à cette activité que nous allons maintenant nous intéresser. La plupart du temps, le fait d’enseigner est compris comme l’inverse d’apprendre, et être un enseignant est vu comme le fait d’exercer une activité qui se maîtrise assez facilement - quelques années d’université est largement suffisant - en absorbant les bonnes procédures pédagogiques. Il s’avère que cette vue simpliste est assez loin du compte, et est directement responsable de l’état catastrophique de nos écoles aujourd’hui. Le concept d’enseignement est issu de l’une des erreurs ontologiques les plus communes que tout le monde fait depuis la nuit des temps. Voilà ce qu’il se passe : nous nous démenons pour créer nos propres modèles de la réalité, et pour trouver d’autres personnes avec qui nous pouvons partager de nombreuses caractéristiques communes. Ce que nous faisons ensuite - et c’est là que l’erreur cruciale intervient avant de ne plus jamais nous lâcher - c’est que nous donnons à notre modèle personnel la dénomination de “vérité objective”, et insistons que la façon dont nous voyons le monde est “la bonne façon”. Pas la bonne façon pour nous, attention, mais la bonne façon. Plus nous sommes nombreux à agir ainsi de concert, plus nous sommes à l’aise avec le fait d’affirmer la réalité objective de ce que nous pensons. Cela semble donner aux gens un sentiment de sécurité, et atténuer leur sentiment d’isolement, s’ils arrivent à se convaincre du fait que le résultat de leurs efforts pour comprendre le monde est une représentation de la réalité qui transcende leurs efforts individuels et qui est valide indépendamment. Une fois convaincus que quelque chose - peu importe quoi - que nous savons est “vrai” pour tout le monde et pour toujours, il n’y a qu’un pas avant d’être investi d’une mission de convertir le reste de l’humanité d’accepter nos vérités comme les leurs. C’est une tentative normale et compréhensible de la part des individus pour contrôler leur environnement. La conversion implique d’amener les autres à adapter leurs modèles de la réalité au nôtre. Voici comment fonctionne le paradigme de l’enseignement. Il commence avec quelques informations, qu’on nomme généralement “matière” - un “savoir” - avec toute la notion de vérité objective que ces expressions impliquent. L’activité d’enseignement consiste à amener le client, appelé “élève”, à mettre en action son apprentissage de telle manière qu’il intègre à son modèle de la réalité l’entièreté de la matière. Ceci, comme nous pouvons le voir, est une tâche colossale. Pour commencer, puisque tout apprentissage est initié par l’apprenant, l’élève doit d’une façon ou d’une autre être induit à mettre en marche le processus d’apprentissage vis-à-vis de la matière considérée. Le cas où l’élève développerait seul un désir d’apprendre cette matière serait une coïncidence extrêmement rare (en particulier si l’on se souvient que la matière n’est en fait autre que la création privée de quelqu’un d’autre). La première étape de l’enseignement est par conséquent extrêmement difficile, et la plupart du temps le processus d’enseignement ne réussit jamais à la mener à bien, malgré un vaste étalage de techniques sophistiquées développées pour atteindre le but recherché. Ces techniques vont de la coercition la plus brutale jusqu’à la séduction la plus attirante. Cependant, même si cette première étape réussit, la seconde n’est pas moins colossale. Car même si l’élève est enfin sournoisement incité à vouloir apprendre le contenu de la matière, il ne sera pas capable d’aller au bout du processus à moins de comprendre la vision du monde qui a amené à penser la matière, une vision du monde qui est nécessairement très différente de celle de l’élève. C’est la principale raison pour laquelle même les élèves qui en sont arrivés à vouloir coopérer avec le processus d’enseignement y arrivent généralement très mal. Cela a été universellement manqué par les éducateurs et les psychologues de l’éducation. Ils s’intéressent à la configuration de vérité objective (“la matière”) et de client consentant (“l’élève coopératif”) et s’attendent à ce que l’enseignement se passe plutôt facilement dans cette configuration. S’il y a un problème, on blâme généralement le client, à qui on donne une étiquette parmi un panel varié, allant de “non motivé” ou “paresseux” (si le client a de la chance) à “présentant des difficultés d’apprentissage” (une appellation autrefois peu utilisée, mais maintenant appliquée avec vigueur). Cela signifie que le client ne fait pas assez d’efforts pour apprendre, ou qu’il est dans l’incapacité d’apprendre. Mais en fait la raison pour laquelle la deuxième étape de ce processus d’enseignement n’aboutit pas, est que l’élève, malgré toute sa volonté de coopérer, ne possède pas un modèle de la réalité qui s’accorde bien avec le modèle utilisé par le créateur de la matière. Cette seconde étape s’avère en fait être bien plus difficile que ce que les éducateurs auraient pu anticiper, parce qu’il l’ont comprise totalement de travers. La tâche à laquelle les éducateurs font face est celle d’amener les élèves non seulement à apprendre une matière, mais à apprendre la vision du monde qui sous-tend cette matière - une condition sine qua non pour apprendre la matière en elle-même. Cela requiert un si grand effort, et est si peu pertinent par rapport à l'ordre du jour personnel de l’élève, que cela ne peut marcher que pour un nombre de cas très réduit, et alors au prix d’une destruction totale de la volonté de l’élève de mener sa propre vie. Peut-être qu’il sera utile au lecteur que je raconte quelques expériences personnelles qui m’ont amené à une meilleure compréhension de ce que fait un enseignant. Quand j’ai commencé à enseigner la physique à l’université - la science ultime de la “vérité” - j’ai été déconcerté par la difficulté qu’avaient mes étudiants à comprendre même les concepts les plus simples. Il s’agissait de jeunes gens hautement intelligents, et même ceux qui avaient l’air d’avoir vraiment l’intention d’apprendre éprouvaient de grandes difficultées. Par exemple, je déroulais un calcul assez simple depuis une formule - disons, le développement de l’expression de la quantité de mouvement, mv - et invariablement, plusieurs disaient “Nous comprenons les calculs, mais pourquoi la quantité de mouvement s’écrit-elle mv ? Ils n’arrivaient simplement pas à comprendre ce que je voulais qu’ils comprennent, et je n’arrivais pas à comprendre pourquoi ils n’arrivaient pas à comprendre. J’en parlais à mes collègues de la faculté, et ils disaient soit que les étudiants d’aujourd’hui étaient quand même tristement mauvais comparé au “bon vieux temps”, soit que je devais apprendre des techniques pédagogiques plus efficaces. Je ne pouvais pas me résoudre à accepter la première réponse, et la seconde m’emmena dans une quête de dix ans pour trouver le programme parfait. J’ai échoué, de la même façon que les écoles ont échoué malgré d’énormes dépenses et efforts pendant plus de 30 ans. Petit à petit, j’en suis venu à comprendre les points que je développe dans cet essai. Récemment, deux interactions avec des étudiants de la SVS ont replacé la pièce manquante du puzzle. Dans la première, j’enseignais à un jeune homme extrêmement brillant de l’arithmétique de base. Mon étudiant qui était clairement désireux de maîtriser cette matière, était connu pour sa capacité à absorber de grandes quantités de savoirs dans toutes sortes de domaines qui agitent son imagination ainsi que pour sa compréhension fine de la nature humaine, mais je n’arrivais simplement pas à lui faire comprendre les nombres négatifs. Mon travail en histoire des sciences m’a appris depuis longtemps qu’au delà de l’ensemble des nombres entiers positifs qui servent comme symboles pour compter (un, deux, trois, quatre, etc.), toutes les autres choses que nous appelons nombres étaient clairement de pures inventions de divers mathématiciens grecs, arabes et chinois qui aimaient jouer avec des objets mathématiques dans toutes sortes de configuration fantastiques et délirantes. Ils ne sont pas plus “naturellement” reliés aux nombres entiers positifs que les bananes ne sont reliées aux steaks de bœuf ou aux sapins. En fait, au cours de l’histoire, la plupart des inventions des mathématiciens sont restées enterrées, en tout cas lorsqu’elles ont été écrites et conservées. Un petit nombre d’entre elles se sont avérées être utiles à d’autres dans leurs activités de construction de modèles au cours du temps, et quelques-unes d’entre elles se sont retrouvées dans des manuels scolaires à divers niveaux. La géométrie non-euclidienne était une étrange fantaisie de quelques esprits du 19e siècle peu remarquée, même par les mathématiciens, jusqu’à ce qu’un autre rêveur farfelu du nom d’Albert Einstein l’extirpe du néant et l’utilise pour ses propres modèles bizarres. Les nombres négatifs, comme je l’expliquais à cet étudiant, sont vraiment étranges. Ils ne sont pas utilisés pour compter ni pour aucune autre activité de tous les jours dont il a l’habitude. C’est au moment où j’ai pu établir le lien entre le caractère inventé de la matière et l’absence d’un cadre de réflexion adapté dans la vision du monde de l’étudiant que j’ai pu commencer à faciliter sa compréhension. Plus récemment, alors que j’enseignais à un autre étudiant des mathématiques assez avancées - un étudiant qui possédait un cadre bien développé dans son propre modèle de réalité pour absorber les nombreuses inventions mathématiques qu’elle rencontrait - nous avons commencé à parler des démonstrations de théorèmes mathématiques. Quiconque apprend les mathématiques à un niveau avancé rencontre de telles démonstrations constamment. Elles retracent les étapes du chemin qu’a suivi l’inventeur de la démonstration alors qu’il concoctait le théorème, ou, tout aussi souvent, elles montrent des étapes que l’inventeur de la démonstration trouve pertinentes a posteriori dans la description d’un chemin qui pourrait être utilisé pour établir le théorème. Dans les deux cas, les démonstrations plus qu’aucune autre partie des mathématiques reflètent les particularités de la vision du monde de l’inventeur. Dans la plupart des écoles, et même à l’université, on attend des étudiants qu’ils mémorisent et qu’ils maîtrisent des démonstrations. L’étudiant avec qui je travaillais, bien que clairement à l’aise en mathématiques, était tout aussi clairement dérangé par la perspective de devoir apprendre par cœur des démonstrations que nous allions étudier. À ce moment, tout le reste m'apparut comme terriblement clair. En particulier pour ce qui est des démonstrations, il devint évident qu’il ne pouvait y avoir aucune utilité à en apprendre une à moins que l’apprenant soit spécifiquement intéressé dans le fait de comprendre le modèle personnel de l’inventeur du théorème. Au-delà de ça, dans un effort général d’apprentissage des mathématiques, apprendre des démonstrations était inutile. De plus, cette interaction me permit de voir que si j’allais être un professeur qui allait enseigner des démonstrations à cette étudiante de telle sorte qu’elle apprenne effectivement ces démonstrations, il fallait d’abord que je maîtrise moi-même la vision du monde de l’inventeur, et que je trouve un moyen de la faire s’imbriquer autant que possible avec la vision du monde de l’étudiante (que j’apprenais de plus en plus à connaître, au fil de multiples interactions), et ainsi elle pourrait “apprendre” ce qu’elle voulait à propos de ces démonstrations. C’est quand j’ai compris cela que j’ai pu le retranscrire dans cet essai. Une fois que l’on a mieux compris les problèmes relatifs à l’enseignement, on peut mieux appréhender le travail de “l’enseignant”. Au vu de la discussion qui précède, on peut voir à présent ce que l’enseignant est appelé à faire. Afin d’aller à l’essentiel, nous allons supposer que l’étudiant est extrêmement désireux d’apprendre un sujet en particulier, et que toutes les personnes impliquées comprennent parfaitement que le sujet n’est ni plus ni moins qu’une création de l’esprit d’une personne inventive (que nous appellerons “l’inventeur”). Il faut alors que l’enseignant fasse ce qui suit : Premièrement, l’enseignant doit apprendre lui-même le sujet. Pour ce faire, il doit - en utilisant son propre modèle de la réalité - chercher à comprendre le modèle de réalité de l’inventeur, et à déterminer la façon dont le sujet s’imbrique dans le modèle de réalité de l’inventeur, qui est le contexte de la création du sujet à la base. Sans cette compréhension, ni l’enseignant ni qui que ce soit d’autre ne peut comprendre le sujet d’une manière significative. Deuxièmement, l’enseignant doit chercher à comprendre le modèle de réalité de l’étudiant, afin que l’enseignant puisse déterminer une façon de faire se superposer au mieux les modèles de l’étudiant et de l’inventeur pour que le sujet devienne compréhensible par l’étudiant. Cela signifie que l’enseignant doit porter une sérieuse attention à l’étudiant (à la manière classique du maître et de l’apprenti), en apprenant à bien connaître la façon dont son esprit fonctionne. Troisièmement, l’enseignant doit réussir à trouver une clé pour transporter le sujet depuis le modèle de réalité de l’inventeur jusqu’à celui de l’étudiant. Cela fait en général intervenir une quantité considérable d’essai-erreur de la part de l’enseignant, et une fantastique capacité à sentir lorsqu’il a réussi (puisque l’étudiant ne peut que tenter de deviner s’il est en train d’apprendre le sujet tant qu’il ne l’a pas maîtrisé). Il faut donc voir l’enseignant comme possédant des compétences extraordinaires et rares, non seulement pour ce qui est de comprendre “le sujet” mais surtout, et de façon bien plus importante, pour comprendre comment déchiffrer les visions du monde tant de l’étudiant que de l’inventeur. Il n’est pas étonnant que les enseignants soient rares dans le monde. Ils le resteront toujours ! On ne peut attendre que de très peu de gens qu’ils veuillent apprendre à mener à bien la triple tâche de l’enseignant. La grande majorité des gens ont des objectifs personnels qui n’impliquent pas de devenir des experts facilitateurs entre inventeurs et étudiants. Heureusement, le processus d’apprentissage, qui est universel, ne dépend pas du tout de l’existence de l'enseignement, ni de l’existence d’enseignants en tant que facilitateurs. Pour nous permettre de survivre, la Nature nous a muni de toutes les compétences et les capacités que nous avons pour apprendre constamment et, au travers de l’apprentissage, pour créer et modifier nos modèles de réalité.
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