Extrait du livre : Ce que signifie “être staff dans une école Sudbury" Chapitre 5 : La recherche de l’excellence et les écoles démocratiquesDaniel Greenberg [réimprimé de Worlds in Creation, Daniel Greenberg, Sudbury Valley School Press, 1994] Un des problèmes clé que tout système démocratique doit résoudre par lui-même est la relation entre l’individu et le collectif. La démocratie, prise dans sa forme brute de système d’autonomie gouvernementale, se concentre exclusivement sur les mécanismes de prise de décisions qui touchent à l’appartenance globale au groupe. Elle s’attaque à des problèmes tels que la liberté d’expression, les procédures pour débattre, et les méthodes qui permettent d’aboutir à des conclusions. Sa principale doctrine est que le nombre - que ce soit la simple majorité, le vote aux deux-tiers, peu importe - tranche en fin de compte toutes les questions pour le groupe entier, et que tous doivent pacifiquement accepter la validité des décisions prises de cette manière, et s’y conformer dans la vie de tous les jours.
La règle de la majorité, cependant, n’a pas la largeur nécessaire pour donner du caractère à un système socio-politique. Le caractère vient de la relation entre les personnes individuelles, avec leurs propres besoins, et la communauté dans son ensemble, avec ses aspirations démocratiques. C’est la façon précise dont cette relation est définie qui définit le caractère d’une société. Bien sûr, les autres formes d’organisation sociale - l’anarchie, la tyrannie, la monarchie, etc. - font face au même problème. Je me préoccupe ici de la démocratie, car c’est le système choisi par ce pays, et spécifiquement parce qu’une des questions cruciales à laquelle nous faisons face aujourd’hui est comment réorganiser nos écoles pour préparer les enfants à être des membres adultes effectifs de notre société démocratique. La majeure critique adressée à la démocratie depuis les Grecs anciens et jusqu’à nos jours est sa tendance à niveler. L’argument touche directement à cette doctrine principale de la règle de la majorité. Puisqu’une démocratie suit directement l’inclination de ses masses, ses critiques ont été presque unanimes à prédire que le dénominateur le moins commun prévaudrait toujours. Ils insistent que l’innovation, la créativité, l’audace, la différence de toute sorte sera toujours mise de côté, même éradiquée, par la médiocrité de la grande masse de l’humanité, que la démocratie élève au rang de dirigeant global. L’excellence de quelque forme que ce soit sera toujours déconsidérée, et finalement supprimée. Cette préoccupation trouve ses origines dans l’observation du destin des premières démocraties, comme celles d’Athènes ou de Rome dans l’antiquité, et les destins similaires que subirent les sociétés ultérieures qui adoptèrent ces modèles anciens. Une compréhension plus profonde de la vraie nature du problème ne survint qu’aux temps modernes, et émergea petit à petit d’un tout autre milieu, celui des philosophes sociaux qui étudièrent les problèmes des formes aristocratiques/monarchiques du gouvernement. Ces penseurs s’efforcèrent d’analyser les problèmes inhérents à une société autocratique, particulièrement ces problèmes qui tendaient à se renforcer au fil du temps, pour conduire à des soulèvements explosifs de la population. Ce qui apparut lentement fut le rôle de l’individu en tant que force sociétale. Des observateurs perspicaces comprirent que chaque personne naît avec la capacité à se former une vision du monde complète, contenant entre autres tout un ensemble d’aspirations personnelles, d’objectifs, de besoins, de forces, et même de potentiel pour le génie créatif. Chaque individu démarre avec une forte inclination à vivre en accord avec sa vision du monde, et avec des mécanismes internes personnels pour modifier leur vision du monde afin de l’harmoniser avec la réalité extérieure. Dans la mesure où la société est assez flexible pour accepter une large variété de visions du monde, il peut y avoir stabilité sociale à long terme. Cependant, si un gouvernement devient trop restrictif dans la gamme de variation individuelle qu’il autorise, une énorme tension interne à la société se construit et menace de la détruire. Chaque personne, bloquée dans sa réalisation individuelle, devient une bombe à retardement, menaçant d’enclencher une réaction en chaîne d’explosions individuelles qui conduiront ultimement à la désintégration de la société répressive. C’était la situation qui prévalait avant la révolution française, et tous les autres soulèvements qui suivirent, ébranlant diverses régions du monde. Ils se produisirent tous dans des sociétés extrêmement autocratiques, mais la tension entre individu et société s’applique également aux démocraties. Cet état de tension explique les traditions uniques de la loi constitutionnelle britannique, et en particulier, il a façonné le système développé pendant trois siècles et demi dans ce que sont maintenant les États-Unis d’Amérique.
L’équilibre bien particulier qui s’est développé dans notre pays entre loi du nombre et droit des individus est à la fois facile à décrire et extrêmement difficile à comprendre et à faire fonctionner fluidement. Regardons d’abord la partie facile - la formulation de base de la doctrine sociale américaine. Cette doctrine déclare que (1) les décisions collectives doivent être prises de manière démocratique à tous les niveaux de gouvernement, (2) chaque individu dans la société a des droits inhérents et inaliénables qui ne peuvent en aucun cas être compromis par le gouvernement du collectif. (Remarquez que cela limite partiellement la doctrine (1), et établit donc un conflit entre (2) et (1)), et (3) des mécanismes doivent exister pour passer pacifiquement en revue tous les aspects de (1) et (2), y compris leur validité même (une doctrine qui peut entrer en conflit avec (1) et (2) et ainsi intègre les tensions intellectuelles et émotionnelles qui existent dans la société). Une analyse réfléchie de ce système américain montre à quel point il est délicat et complexe. Prenez par exemple quelque chose qui paraît simple et basique : la déclaration sonore de notre Déclaration d’Indépendance, si souvent citée, qu’il est une vérité “qui va de soi” que chaque personne naît avec des droits “inaliénables”, qui incluent “la vie, la liberté, et la recherche du bonheur.” À quel point le droit à la vie est-il inaliénable ? Cela s’applique-t-il aussi aux meurtriers ? Aux enfants qui ne sont pas encore nés ? Aux personnes enrôlées pour servir dans l’armée ? Ces questions ont profondément divisé nos sociétés pendant des siècles, et continueront sans doute de nous diviser tant que les humains pourront penser. Le but n’est pas de dire que notre Constitution et notre système de gouvernement ont toutes les réponses, ni même qu’ils ont trouvé les meilleures méthodes et procédures pour obtenir des réponses. Il s’agit de dire qu’après des siècles à tâtonner, chercher, et parfois à s’affronter violemment, nous avons décidé de gérer ces questions, et des centaines d’autres, dans un cadre global de profond respect pour la variation individuelle, et de profonde suspicion à l’égard des atteintes sociétales à la liberté individuelle. C’est là que réside le nœud de l’approche américaine unique. Nous les américains protégeons avec zèle notre “espace personnel”, et nous acceptons volontairement une large variation individuelle dans notre société. Cela va même plus loin que ça : nous respectons et admirons la variation individuelle. Nous avons créé un mode de vie qui encourage le génie, l’héroïsme, l'excentricité, et toute forme d’excellence, et qui demande seulement en retour que chacun accorde le même respect pour les différences des autres, et travaille de concert à protéger ce mode de vie. Nous demandons une coopération totale de chacun dans la lutte perpétuelle pour préserver le droit à une variation individuelle maximale. Seuls les américains sont sensibles à ce paradoxe. Nous avons institutionnalisé la marque de la coopération accompagnée d’expression individuelle dans d’innombrables rituels, cérémonies, et activités. Notre sport national, le baseball, en est un archétype parfait, un fait souvent remarqué. Nous avons développé des mécanismes d’échange d’information qui rendent possible la diffusion des idées les plus étranges, et avons développé des mécanismes de production économique - des grandes entreprises, par exemple - pour maintenir une certaine stabilité et médiocrité inhérentes comme rempart aux fluctuations incontrôlées. Bien sûr, nos meilleurs efforts n’ont souvent pas été suffisants. Malgré tout, nous nous sommes retrouvés à faire une guerre civile. Malgré tout, nous avons traversé une Grande Dépression. Malgré tout, nous avons exclu de notre définition de l’humanité les noirs et les amérindiens. Mais nous avons travaillé sans relâche, au fil des siècles, pour corriger les déséquilibres que nous avons trouvés parmi nous.
La façon dont notre pays valorise l’excellence individuelle a de profondes répercussions sur la manière dont nous avons éduqué nos enfants. Nous partons du présupposé que chaque personne, de si humble naissance soit-elle, a la capacité et le désir inné d’atteindre le plus haut niveau de réussite personnelle. De plus, nous avons toujours considéré que le désir de se mesurer à des modèles d’excellence existants faisait partie de cette volonté individuelle. Vous n’avez qu’à observer un enfant (le plus jeune sera le mieux) qui s’efforce de mûrir. Invariablement, il choisit des tâches qui utilisent toutes ses compétences, les répète encore et encore jusqu’à devenir expert. Presque toujours, ils préfèrent le défi le plus difficile au plus simple, la montagne plus haute, l’arbre auquel il est plus difficile de grimper. En effet, plus les enfants ont accès à des modèles d’excellence autour d’eux, plus ils s’épanouissent, plus ils travaillent dur, sans avoir besoin que ne vienne de l’extérieur quelque encouragement, discipline ou inspiration que ce soit, autre que les modèles qu’ils voient. L’American way of life, notre type particulier de démocratie, est entièrement dédiée à ce type particulier d’éducation par exposition à l’excellence. Ces considérations ont une importance particulière pour l’organisation des écoles démocratiques dans notre pays. Elles sous-tendent le concept d’un campus ouvert, où les enfants sont libres d’explorer n’importe quel aspect de la communauté au sens large qu’ils souhaitent étudier. Elles sous-tendent le rôle majeur que jouent les stages et les formations d’apprentis, pendant lesquels les étudiants sont exposés au travail de maîtres extérieurs de façon structurée. Elles sous-tendent l’importance de procédures, à travers le Conseil d’École, ou d’autres instances établies par ce dernier, pour permettre aux étudiants d’obtenir les ressources dont ils ont besoin au cours de leur progrès vers de plus hauts niveaux de maîtrise. Plus que tout, ces considérations sous-tendent une bonne compréhension du rôle du personnel adulte dans l’école. Plus encore que le reste, le staff doit servir de modèles d’excellence pour les étudiants à mesure qu’ils grandissent. Au fil des années, le staff à l’école passe plus de temps auprès des étudiants que n’importe quel adulte excepté leurs familles rapprochées. C’est vers le staff que se tournent souvent les étudiants lorsqu’ils mesurent leurs compétences face au monde des adultes. C’est à aux performances du staff qu’ils mesurent les leurs. Les étudiants observent minutieusement les capacités intellectuelles, les standards d’éthique, les préférences esthétiques, les compétences interpersonnelles, l’attention portée à autrui, la tolérance, le travail acharné, l’engagement de chaque membre du staff. Les étudiants voient mieux que quiconque les forces et les faiblesses de chaque membre du staff, et les rapportent constamment à leurs propres forces et faiblesses. C’est en tant que modèle que le staff joue son rôle le plus important dans la vie de l’école. À cette fin, il est crucial que chaque membre du staff montre au sein de la communauté la gamme complète de ses compétences. Plus le staff a l’occasion de se montrer excellent, meilleurs sont les modèles auxquels les enfants peuvent se comparer. Pour cette raison, il est non seulement important que l’école soit peuplée d’adultes capables d’excellence tout au long de l’année, mais il est tout aussi important que le staff montre dans ses activités journalières le plus haut niveau de compétence qu’ils peuvent atteindre. Des exemples de ce type abondent, mais peut-être les organes officiels de l’école illustrent-ils le mieux le propos. Des membres du staff, aux côtés d’étudiants, participent au Conseil d’École, au Conseil de Justice, et à diverses commissions et clubs. Les étudiants observent avec une intense concentration la façon dont le staff s’exprime et se comporte dans ces situations. À travers cette observation, les étudiants apprennent petit à petit comment rassembler et organiser leurs pensées, comment s’exprimer oralement et à l’écrit, comment débattre d’une question, comment trouver des compromis, comment écouter les points de vues opposés, comment accepter la défaite et la victoire, comment réfléchir pour résoudre un problème épineux, comment faire preuve de compassion, comment être juste, comment et quand faire de l’humour ou rire, comment montrer du respect, et cent autres subtilités similaires qui constituent un comportement adulte élégant, efficace, et compétent sans compromettre de quelque façon que ce soit l’individualité et la créativité. La seule manière dont le staff peut aider les étudiants dans tout cela pendant qu’ils grandissent, est de montrer le meilleur de ce que les membres du staff eux-mêmes ont à offrir.
La recherche de l’excellence dans une école démocratique est particulièrement adaptée au système socio-politique de ce pays. Dans la mesure où l’école est un facteur pertinent du développement de citoyens efficaces, elle doit encourager l’excellence individuelle à travers le modèle donné par le staff adulte, et à travers toutes les occasions de rendre disponibles des exemples d’excellence dans l’environnement des étudiants. Se contenter de moins conduirait à un environnement inadapté pour des enfants grandissant aux États-Unis.
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